Nico-2
FUREUR CONTENUE

Pour beaucoup, les Grands Prix automobiles restent une affaire d’hommes, de nerfs et de gros bras. Dans la mécanique de la victoire, pourtant, le pilote serait presque un accessoire – pour être un tantinet provocant. Valeureux, parfois génial, il restera toujours impuissant au volant d’un engin pataud. Or, c’est peut-être justement quand l’homme surpasse les qualités de sa machine que la Formule 1 offre ses séquences les plus intenses. Comme lorsque Fernando Alonso est parvenu à se mêler à la lutte pour le titre mondial contre Sebastian Vettel en 2012, alors que sa Ferrari était largement inférieure à la Red Bull. Ou comme lorsque Ayrton Senna l’emporta à Donington sous un déluge au volant d’une McLaren moins performante que la Williams-Renault d’Alain Prost. C’est donc aussi quand la mécanique a des ratés, quand la mécanique de la perfection s’enraille que surgissent les événements mémorables… Conditionnée par la technique, elle devrait être le sport le plus prévisible. Elle laisse en réalité une place déconcertante au hasard, du fait même de sa sophistication technologique (Ce que nous dit la vitesse, p. 150). Nous voilà bien avancés…

Il y a donc autre chose qui entre en compte dans cette passion. Les bolides de Formule 1 ont pour moi la beauté de l’exactitude. À un journaliste qui lui demandait ce qu’il recherchait en imaginant ses voitures, Adrian Newey répondit : “Ce qui combine la forme et la fonction. Le Concorde, qui sait pourquoi il est si beau ?” Les bêtes de course regroupées sur l’arche de Newey et de ses pairs semblent figurer les traits de la vitesse : “Si deux solutions offrent des résultats identiques, je choisirai toujours la plus belle, déclara un jour l’ingénieur britannique au regard mélancolique. Mais en général, les parties visibles d’une voiture n’ont qu’une influence marginale sur les performances.”

L’HOMME PRESSÉ

Mon premier souvenir des Grands Prix remonte à une collection de magazines Auto-hebdo reçue presque par hasard. Je me souviens avoir été subjugué par la beauté effilée de la Brabham BT52 de Nelson Piquet (“Une voiture toute en coins, avec un vrai derrière”, comme me dit un jour un ami). Dans son salon, chez lui, près de Fribourg, le sculpteur Jean Tinguely avait installé une Lotus 25, le bolide qui valut à Jim Clark son premier titre de Champion du monde. Obsession de la vitesse, passion mécanique, goût de l’invention élégante : autant de traits que partagent Colin Chapman et Adrian Newey. Près de leurs bolides bigarrés, un peu vulgaires (comme le dit Godard), près de ces monstres élancés à la fureur contenue (renfermant la plus grande puissance dans le plus petit volume), je suis heureux.

Sans doute cette “discutable passion” comme la qualifie Jean-Philippe Domecq s’enracine-t-elle dans une fascination pour la vitesse. Moins sur la route – j’ai le pied léger – que dans la vie en général. De la même façon que j’aime la vivacité d’esprit, l’entente en un clin d’œil, la fluidité dans l’organisation des vacances ou le choix du menu, de la même façon j’aime voir réaccélérer les monoplaces, les voir tracer des trajectoires à toute allure, les regarder freiner soudain avec une brutalité que restituent mal les images de la télévision.

Bien sûr, aimer autant la vitesse, c’est fuir l’essentiel, comme le dit Pierre, le héros de L’Homme pressé : “Cette vivacité dont je suis fier est-elle la vitesse ? Ou bien une traînasserie déguisée, un moyen d’éluder les vraies réponses, de suspendre, grâce à des sautillements, le grand saut que chaque homme doit faire dans l’inconnu ?” Mais la vitesse, c’est aussi ce qui permet à une Ford Mustang portant le n° 184 sur ses portières de foncer sur la plage de Deauville.

Pourquoi nous aimons la Formule 1 (#1)

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