On connaît le rôle de l’ingénieur de piste, aux petits soins pour son pilote. On sait moins, en revanche, quelles responsabilités échoient à l’ingénieur en chef, l’homme chargé d’accorder les deux côtés du garage. Pour le savoir, F1i a rencontré Ayao Komatsu, ingénieur en chef chez Haas.

COURIR EN CHŒUR

Pour qu’un Grand Prix se déroule sans fausse note durant le week-end de course, il faut un chef d’orchestre présent sur le circuit, une oreille capable d’entendre chaque instrument tout en veillant à l’harmonie entre les deux côtés du garage. Chez Haas, cette oreille attentive, c’est Ayao Komatsu, responsable de l’ingénierie de course.

“En tant qu’ingénieur en chef, mon job consiste à coordonner le travail des deux ingénieurs de piste [de Romain Grosjean et Kevin Magnussen] et à faire le lien avec le bureau d’études, explique à F1i Ayao Komatsu, chez Haas. Mon rôle évolue tout au long du week-end de Grand Prix. Pendant les trois séances d’essais libres, je consulte encore moi-même la télémétrie, mais en prenant du recul. Je laisse les détails aux ingénieurs chargés de la performance, à leurs homologues du contrôle des systèmes et aux ingénieurs de piste.”

“Mon rôle consiste à leur donner des indications, une vue d’ensemble, et à m’assurer que les informations s’échangent entre les deux côtés du garage. Si, par exemple, Kevin trouve quelque chose sur les pneus, je dois veiller à ce que cette information soit appliquée à la voiture de Romain et que les programmes soient harmonisés. Ce n’est pas toujours simple, car leurs réglages sont un peu différents : Romain aime un train avant très directif, alors que Kevin préfère un train arrière très fort pour bien attaquer le virage.”

“En qualification, il s’agit d’organiser les choses, de veiller au timing, etc. Enfin, en course, je ne regarde pas les data, parce qu’il y a d’autres aspects à surveiller. Je laisse les ingénieurs et les tacticiens me fournir les informations qui m’aideront à décider. La chose la plus importante à mes yeux, c’est la préparation.”

“Pendant le Grand Prix, il peut arriver un tas de choses, tout peut évoluer très vite. Si vous êtes prêt, vos décisions resteront logiques, même dans le feu de l’action. Sinon, la pression augmente, et avec elle le risque de faire le mauvais choix. Je ne ferais pas ce métier si je n’aimais pas la pression. Quand celle-ci est trop pesante, il faut ralentir pour y voir clair.”

“Si j’ai bien fait mes devoirs, je dois connaître les points critiques à l’avance et être capable de poser les bonnes questions pendant la course sans devoir regarder moi-même les données. Je travaille étroitement avec l’ingénieur chargé de la stratégie : il surveille le développement de la course et me donne ses dernières recommandations. À partir de ces informations, c’est moi qui décide du timing des arrêts au stand.”

© XPB Images

UNE PARTITION TRÈS DIFFÉRENTE

Après avoir été ingénieur de piste attaché à un pilote pendant quatre ans, Komatsu est devenu ingénieur en chef chez Lotus en 2015 avant d’être embauché par Haas dans le même rôle. Si l’ingénieur de piste met au point châssis et moteur “sur mesure” pour son pilote, le responsable de l’ingénierie prend davantage de recul, en s’efforçant de faire travailler les deux côtés du garage en harmonie. Dans le box de l’équipe, il se tient au milieu de clans à la fois unis et rivaux.

“Je suis resté dix ans chez Lotus, de 2006 à 2016. Quand je suis arrivé au poste d’ingénieur en chef, je connaissais donc parfaitement les rouages de l’équipe. Enstone était une structure bien établie, où tout était en place. Bref, c’était un endroit parfait pour débuter, car je pouvais me concentrer sur mon nouveau travail, où j’avais tout à apprendre. Je me souviens de ma première séance d’essais en tant qu’ingénieur en chef chez Lotus.”

“Même si c’était un peu particulier de voir mon successeur prendre ma relève, j’ai vite compris qu’il était plus facile de prendre du recul et d’avoir une vue d’ensemble à ce poste que quand j’étais ingénieur de piste. Vous êtes parfois si profondément impliqué que ce n’est pas simple de faire un pas de côté et de voir les choses sous un autre angle.”

Un ingénieur de course travaille en soliste pour un pilote, sur une seule voiture, d’une séance à l’autre : c’est du sur mesure à court terme. Un chef de l’ingénierie, lui, va analyser les progrès d’un Grand Prix à l’autre en suivant les deux voitures de l’équipe et orchestrer le développement technique.

“En tant qu’ingénieur de piste, vous ne vous préoccupez que de votre voiture. Bien sûr, vous faites partie d’une équipe, mais vous vous souciez uniquement de votre pilote, pas de la coordination entre les deux voitures. On discutait un peu avec les collègues du bureau d’études et ceux du département aéro, mais je n’étais pas impliqué dans le suivi. Si un changement doit être apporté à la voiture, c’est à l’ingénieur en chef de contacter l’usine en coordonnant le travail des différents départements (design, performance, aérodynamique).”

“Quand vous devenez ingénieur en chef, vous devez représenter le point de vue de l’équipe de piste. Il faut absolument avoir une vue d’ensemble, car il arrive parfois que les ingénieurs de piste regardent dans des directions différentes ou se perdent dans des détails. Je dois alors trouver le meilleur compromis.”

JOUER SANS RÉFÉRENCE

S’il fédère les ingénieurs en vue d’extraire la quintessence de la voiture sur le circuit, Ayao entame en réalité son travail bien avant la course, en analysant une kyrielle de données issues de la télémétrie. Pour définir les réglages de base de la voiture, les ingénieurs s’appuient en effet sur les ajustements des saisons précédentes. Or, dans le cas de la jeune formation Haas, l’écurie ne disposait d’aucune référence pour disputer sa première campagne en 2016. Il a donc fallu jouer à l’aveuglette :

“La saison 2016 n’a pas été simple, car nous ne pouvions nous fonder sur aucune donnée pour les réglages… puisque l’équipe n’existait pas ! Quand on a l’habitude de disposer de références sur une période de dix à vingt ans, le changement est assez brutal. Par rapport à ce baptême du feu, 2017 a marqué un pas en avant en termes de méthode, de logiciels, etc. Nous étions beaucoup mieux préparés.”

Les réglages sont affinés au fil du week-end, en privilégiant une approche méthodique :

“Le jeudi est une journée d’installation. On assemble la voiture, on démarre le moteur et on passe les vérifications techniques [dimensions] sur le pont de la FIA. On fait aussi le tour du circuit avec les pilotes, pour reprendre contact et discuter du déroulement du week-end. Le vendredi est le jour le plus long, avec deux séances d’essais libres. On vérifie la performance de la voiture et des pneumatiques avec le réservoir plein et vide. Il y a un tas de données à analyser le soir, alors que les mécaniciens doivent préparer la voiture pour le lendemain.”

“Le samedi matin sert à préparer la qualification, on se concentre sur la performance sur un tour. Tout le monde est très occupé entre la troisième séance d’essais libres et la qualification, car il n’y a souvent que deux heures entre les deux. Une fois la qualif terminée, il reste trois heures et demie avant que la voiture soit mise en mode ’parc fermé’. Le dimanche, enfin, on arrive en général cinq heures avant le début du Grand Prix. On passe en revue les différentes options stratégiques, les derniers contrôles sont faits sur la voiture, etc.”

ABE PLUTÔT QUE BEETHOVEN

Bon nombre d’ingénieurs du paddock ont attrapé le virus du sport automobile au contact de leur paternel. Les passions, accomplies ou avortées, se transmettent souvent de père en fils. Le père de Beethoven était ainsi lui-même musicien à la cour du Prince-électeur de Cologne. Chez les Komatsu, toutefois, on écoutait les symphonies classiques plutôt que les vrombissements des moteurs :

“Ma famille n’a rien à voir avec le sport automobile. Mon père est musicologue, spécialiste de Beethoven : j’ai d’ailleurs vu un de ses livres au musée consacré au compositeur à Bonn ! Quand j’étais au collège, le pilote de moto Norick Abe commençait à courir. On avait le même âge et il fréquentait l’école voisine à Tokyo. C’était une star, et je me suis d’abord intéressé à la moto. À la fin des années 1980, la Formule 1 était aussi très populaire au Japon, avec McLaren-Honda, Ayrton Senna et Alain Prost. Je regardais les courses à la télévision et je lisais des magazines, mais je n’ai jamais voulu devenir un pilote.”

“Même si je n’aimais pas trop les mathématiques ni les sciences à l’école, j’ai décidé que je voulais devenir ingénieur en sports mécaniques. Quand j’ai vu comment les pilotes de moto utilisaient leur corps pour maîtriser leur engin, je me suis demandé ce que je pourrais leur apporter, sachant que la dynamique d’un pilote de moto peut être prédominante. J’ai pensé que je pourrais apporter une contribution plus intéressante en travaillant en Formule 1.” 

UNE VOCATION DE… JOURNALISTE

“Au lycée, je me suis dit que si je voulais un jour être en F1, je devais quitter le Japon et partir vivre en Angleterre, confie Komatsu, dont le péché mignon à table reste le sukiyaki, sorte de fondue proche du shabu-shabu. C’est une décision qui peut paraître difficile à prendre aujourd’hui, mais elle me paraissait naturelle à l’époque. Comme la plupart des écuries sont situées en Angleterre et que je devais apprendre l’anglais, je me suis dit que plus tôt je partirais, mieux ce serait. Je suis arrivé en 1994. À 18 ans, on absorbe tout, on ne se plaint pas de ne pas manger japonais ni qu’il n’y ait que des fish & chips. C’était plus difficile pour les gens de Honda que je côtoyais alors en Angleterre chez BAR. Ils étaient arrivés à 30 ans et avaient dû laisser derrière eux une vie bien réglée au Japon avant d’arriver en Europe. Pour moi, au contraire, le contraste était enthousiasmant.”

“J’ai travaillé dur pour apprendre l’anglais, et je dois sans doute remercier les gènes paternels. Mon père parlait allemand, italien, français –­ parfois même mieux que les locuteurs natifs. J’ai dû hériter un peu de son talent. Ma prononciation n’était pas bonne, mais je savais lire et écrire : j’ai passé trois mois dans une école de langues à Londres pour me mettre à niveau. Ensuite, j’ai réussi les tests d’admission à Warwick puis à Loughborough [dont l’université a formé de nombreux ingénieurs de Formule 1].”

“Les mathématiques et la physique n’étaient pas mes matières préférées, pour être franc. Ce n’était pas naturel, j’ai dû énormément bosser. Mon point fort, c’était la littérature : enfant, j’écrivais des articles et des poèmes. Je voulais devenir journaliste d’investigation. Je n’avais jamais songé à être ingénieur. Mais l’amour de la course et de la F1 m’ont poussé à étudier des matières scientifiques.”

UN PARCOURS SANS FAUSSE NOTE

Sous ses allures menues et son affabilité souriante, Ayao Komatsu cache donc une volonté de fer. Des lettres aux mathématiques, du Japon à l’Europe, l’actuel ingénieur en chef de Haas s’est doublement arraché à ses racines pour atteindre son objectif, à force de sacrifices et de rencontres :

“Quand j’étudiais à Loughborough, je faisais un peu de course auto en amateur. À Silverstone, je suis tombé sur Takuma Sato, qui entamait le championnat de Formule 3 en Angleterre. Je lui ai parlé de mes études, il a paru intéressé. De fil en aiguille, nous avons décidé que je lui donnerais un coup de main en Formule 3. Je n’étais pas payé, j’étais encore étudiant. Comme je faisais beaucoup de simulations, d’études, je voulais voir ce que je pouvais en faire dans un environnement réel comme la F3.”

“C’est comme cela que nous avons appris à nous connaître. Une fois mon diplôme en poche, j’ai fait quelques interviews avec des écuries, et l’une d’entre elles a accepté de financer mon doctorat plutôt que de m’embaucher, car j’avais besoin d’un permis de travail à l’époque… Quand j’ai terminé mon doctorat [en 2003], il m’a dit qu’il avait parlé à des gens qu’il connaissait chez BAR, où il allait commencer à piloter. J’ai été convoqué et j’ai rejoint l’équipe en novembre.”

“Chez BAR-Honda, je faisais partie du département de la dynamique du véhicule, avant de me spécialiser dans la performance des pneumatiques. En 2006, Renault cherchait un profil correspondant au mien et ils m’ont engagé. J’ai rejoint Enstone pour la saison 2006, la dernière année de la lutte entre Michelin et Bridgestone. J’ai adoré !”

“Quand la guerre des pneumatiques s’est terminée avec le monopole de Bridgestone, j’ai voulu élargir mes horizons et travailler sur l’ensemble du châssis, notamment pour me servir de ma formation en dynamique du véhicule. J’ai été nommé au poste d’ingénieur performance, d’abord au sein de l’équipe d’essais (car il y en avait à l’époque, ça ne nous rajeunit pas !), puis dans l’équipe de course.”

AVEC GROSJEAN, DE LOTUS À HAAS

Figure discrète mais familière du paddock, Ayao Komatsu est surtout connu en France pour avoir été l’ingénieur de piste emblématique de Romain Grosjean à Enstone.

Car une Formule 1 ne se pilote pas seul. En tout cas, plus aujourd’hui. Par un étrange paradoxe, la sophistication croissante des machines impose une relation humaine toujours plus forte entre celui qui tient le volant et celui qui est chargé de l’exploitation du châssis. Cette alchimie s’est parfaitement opérée au sein du duo franco-japonais, passé de Lotus à Haas :

“En 2011, je suis devenu ingénieur de course de Vitaly Petrov, puis j’ai accompagné Romain [Grosjean] pendant trois saisons. Mon job consistait à régler la voiture le mieux possible et à comprendre ce que Romain aimait dans son comportement. Je l’ai vu évoluer, gagner en maturité. Au début, il voulait toujours être le plus rapide. Peu à peu, il a accepté que ce n’était pas toujours possible et que l’important était de tirer le meilleur profit de la situation.”

“Romain est quelqu’un de très malin, il consulte les données de la télémétrie tout seul, on travaille très étroitement avec lui là-dessus. On collabore depuis 2009, avec quelques interruptions, et Romain a toujours été un pilote très impliqué. Il comprend ce que l’on fait et les raisons de nos choix… Nous sommes assez proches. Quand il a signé chez Haas, j’étais chez Lotus à un moment où le futur de l’écurie était flou. J’ai rencontré Gunther [Steiner, le team principal de l’équipe américaine], j’ai tout de suite aimé sa manière de voir les choses. Je me suis dit que ça valait le coup de tenter l’aventure.”

L’ESPRIT D’ENSTONE

Après BAR puis Renault-Lotus, Ayao Komatsu s’est donc tourné il y a deux ans vers une formation débutante, construite sur un partenariat technique inédit avec Ferrari. Changer de musique en quittant le refrain connu d’Enstone était un pari audacieux, sportivement et culturellement. Si les bons résultats de Haas sont venus conforter l’ingénieur (29 points en 2016 et 47 l’an passé malgré une refonte aérodynamique complète), l’esprit de corps de ses 225 employés a réconforté l’homme :

“En ce qui concerne le garage, [Haas et Renault] sont très similaires. L’un des points forts d’Enstone, c’est son équipe de course : les gars travaillent d’arrache-pied, en gardant toujours leur bonne humeur. C’est l’une des choses qui nous a permis de garder un bon moral et de maintenir le niveau en 2015, quand l’équipe traversait de grosses difficultés financières.”

“Cette camaraderie, je craignais de la perdre en arrivant chez Haas, car c’est rare de trouver une telle ambiance. Mais j’ai été vite rassuré sur ce point. Il n’y a aucune rivalité dans le garage, chacun regarde dans la même direction, sans faire de politique. Les jeux d’influence détruisent tout, il y en a dans la plupart des grandes entreprises. Pas chez nous. Gunther est un gars direct, franc, qui imprime cette culture à toute l’équipe.”

De quoi faire naître chez Ayao Komatsu une joie certaine – pour reprendre l’objet de l’ode qui conclut la Neuvième symphonie de Beethoven – lui qui veille dans le garage à harmoniser le vacarme des bolides américains.

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