James Key a été le directeur technique de l’écurie Force India, avant d’occuper le même poste clé chez Sauber, Toro Rosso, McLaren et, depuis juin 2023, Sauber à nouveau. F1i l’a rencontré pour tenter de savoir quelle était la clé de son parcours.

Key audi

KEY, DIRECTEUR TECHNIQUE À 33 ANS

Malgré ses 51 printemps, James Key, de retour à Hinwil, possède déjà une longue expérience en Grand Prix, lui qui est l’un des rares directeurs techniques à avoir travaillé sur chacun des trois pôles de la F1 contemporaine (Angleterre, Suisse, Italie).

Comme souvent chez les directeurs techniques de Formule 1, son parcours débute dans la banlieue de Londres, dans le sillage d’un père mordu de mécanique :

“J’aime les voitures depuis que j’ai deux ans, nous confiait l’ingénieur britannique en 2017. Mon père, un passionné, m’emmenait voir des rallyes quand j’étais tout petit. Je m’en souviens encore aujourd’hui, comme si cela avait toujours fait partie de moi. À douze ans [en 1984], j’ai vu mon premier Grand Prix à la télévision et je suis devenu tout de suite accroc, même si cela a pris un certain temps pour que je fasse mon trou ! L’envie de travailler en F1 tient aussi au fait que c’était alors l’âge d’or des Grands Prix, l’époque où Ayrton Senna et d’autres étaient en train d’émerger.”

Rétrospectivement trop lente à son goût, l’ascension de Key vers la F1 s’est pourtant faite au pas de course. En 1996, il obtient à l’université de Nottingham un diplôme en ingénierie mécanique, financé par une bourse de Lotus. Après deux années passées à Hethel comme designer sur le programme GT, il débute en Grand Prix chez Jordan, à 24 ans, au poste d’ingénieur de données (notamment pour Heinz-Harald Frentzen), fort de son travail de fin d’études sur l’acquisition de données.

En 2000, il incorpore l’équipe d’essais et devient deux ans plus tard l’ingénieur de piste de Takuma Sato. Après une saison passée à l’usine au sein du département aérodynamique, il prend en charge la dynamique du véhicule. En 2005, alors que le team est racheté par un milliardaire russe et prend le nom de Midland, il est nommé directeur technique – à 33 ans à peine. Trop tôt ?

Key

COMME UN LAPIN PRIS DANS LES PHARES D’UNE VOITURE

“Il y a des bons et des mauvais côtés [à avoir été promu aussi jeune], analyse Key. Je suis passé d’ingénieur débutant à directeur technique en sept ans, ce qui est rapide, en effet ! Cela dit, même si le défi était excitant, et même s’il faut saisir la balle au bond, vous n’êtes jamais préparé à exercer ce genre de responsabilités, a fortiori quand vous êtes là depuis quelques saisons. Vous vous retrouvez comme un lapin pris dans les phares d’une voiture…”

“Mais si vous avez les idées claires sur vos objectifs et si vous êtes passionné, alors vous finissez par trouver vos marques et établir une méthode de travail. C’était un sacré challenge, quand même ! Avec le recul, je crois que c’est une bonne chose d’avoir commencé tôt, j’ai pu apprendre un tas de choses.”

Alors que l’écurie ne cesse de changer de mains (elle devient Spyker en 2007 et Force India un an plus tard), Key conserve son poste et réalise des prouesses avec des budgets étriqués. En 2009, Giancarlo Fisichella manque de peu la victoire au Grand Prix de Belgique au volant de la VJM02. Un an plus tard, en avril 2010, Key est recruté par Peter Sauber pour diriger le staff technique d’Hinwil et le restructurer après le départ de BMW. Une mission difficile, écourtée après deux années de collaboration, en raison, dit-on, d’une mésentente persistante avec le patron. Si le Britannique n’a pas eu son mot à dire sur la monoplace de 2011, il est en revanche le père de la C31 de 2012, la Sauber qui compte le plus de podiums dans l’histoire de l’écurie (quatre). Après des rumeurs de collaboration avec Lotus en endurance et en GT, il revient en Grand Prix fin 2012 en prenant les rênes techniques de Toro Rosso.

LA « KEY » DE LA RÉUSSITE ?

Arrivé à Faenza, dans la banlieue de Modène, avec sa femme et ses trois enfants, ce bourreau de travail a restructuré certains secteurs et en a renforcé d’autres. Sous sa direction, les trois écuries où il a œuvré – aux moyens limités et culturellement différentes – ont progressé au classement des constructeurs.

Une réussite qui en fait l’un des ingénieurs les plus respectés et courtisés du paddock, même si son passage raté chez McLaren (deux monoplaces ratées sous le nouveau règlement technique 2022) a écorné son image de golden boy. Quelle serait la méthode Key ?

“Je pense que les directeurs techniques travaillent tous différemment. Nous avons les mêmes objectifs, mais nous les atteignons chacun à notre manière. Il n’est pas essentiel, pour moi, de connaître en détail le dessin d’un aileron avant, ni de maîtriser parfaitement la technologie de la compression dans un moteur suralimenté. On ne peut pas ignorer ce genre de choses, évidemment, et chacun a ses domaines de prédilection, bien sûr, mais un directeur technique doit être capable de prendre du recul et d’avoir une vision d’ensemble. Je crois aussi qu’il est préférable de s’adapter en fonction des forces existant déjà dans l’équipe et des faiblesses à corriger, plutôt que d’essayer de remodeler sa structure en fonction de vos habitudes, sans avoir commencé par analyser son fonctionnement. À l’usine, nous n’avons pas tout changé mais nous avons créé un département ‘Performance’ et modifié la culture de l’entreprise, tout en étoffant le département aérodynamique.”

“Concrètement, je me dis : ‘Dans tel domaine, je dois m’impliquer personnellement parce que nous sommes un peu en retrait et que cela peut être déterminant. Mais dans tel autre, par contre, je sais que nous sommes au niveau et je vais laisser les responsables s’en occuper.’ C’est donc un mélange entre, d’une part, un effort de concentration sur un aspect particulier (qui implique, par exemple, de rencontrer les designers en chef pour trouver ensemble des solutions), et, d’autre part, une capacité à prendre du recul, à laisser à vos gars la liberté dont ils ont besoin pour travailler, en vérifiant que cela fonctionne comme vous l’espérez. Aujourd’hui, plus personne ne dessine une voiture de A à Z, c’est un travail d’équipe. Mais mon rôle est d’indiquer la direction. Imaginons qu’il y a une direction A et une direction B. L’une sera meilleure que l’autre, mais il est difficile de prévoir laquelle. Il faut pourtant que quelqu’un décide, et cette responsabilité incombe au directeur technique.”

INDIQUER LES PRIORITÉS

Le peintre surréaliste Francis Picabia disait : “Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction.” Les directeurs techniques auraient-ils alors la tête carrée ? Car leur mission, entend-on souvent, est d’indiquer un cap aux ingénieurs du bureau d’études, sans en varier trop souvent. Mais en quoi cela consiste-t-il pratiquement ?

“En schématisant, on commence par lire les rapports rédigés par les ingénieurs en se posant des questions élémentaires. Comment va-t-on corriger les points faibles de la voiture ? Quelles solutions les meilleures monoplaces ont-elles adoptées ? Que doit-on faire pour les rattraper ? En répondant à ces questions, on se forge une première idée de ce que l’on veut atteindre. On peut alors fixer des objectifs généraux et des cibles plus spécifiques. Je me dis : ‘Nous devons principalement nous concentrer sur tel aspect de la voiture, alors que tel autre demande juste à être amélioré’. Cela vous donne une sorte de programme pour l’année à venir.”

“Viennent ensuite les décisions stratégiques : comment répartir les ressources sur les divers projets ? Cherche-t-on à corriger un défaut ou plutôt à inventer quelque chose de totalement différent afin de se procurer un avantage ? Dispose-t-on du budget pour faire tout ça ? Souvent, non, car les ingénieurs ont toujours beaucoup d’idées ! Il s’agit dès lors de choisir une direction en l’expliquant aux collègues : ‘Telles sont nos priorités, c’est là-dessus que nous allons concentrer nos efforts.’ C’est aussi à moi de décider le moment où l’on bascule les ressources sur l’année suivante, surtout quand le règlement évolue de fond en comble, comme cette année. Je simplifie beaucoup, mais il s’agit vraiment d’envisager la situation dans son ensemble. C’est ce qui permet, entre autres, de trouver un équilibre entre les buts à court terme et les objectifs à long terme, qui sont souvent différents.”

“DROIT AU VENT”

En outre, la F1, reflet de son époque, est devenue hautement technologique. En 25 ans de traversée, entre ses débuts chez Jordan et ses fonctions actuelles chez Sauber, Key a vu le paysage se transformer, comme le marin observant la métamorphose des côtes depuis la mer :

“En quinze ans, le visage de la F1 a changé. Les équipes sont devenues de grandes structures, des constructeurs et de grandes entreprises sont venus en Grand Prix puis en sont repartis, les règlements ont été modifiés, etc. Plus fondamentalement, durant cette période, la technologie a évolué à une vitesse exponentielle. Chaque année, tout est toujours plus sophistiqué. L’objectif reste le même qu’il y a dix ans (construire la voiture la plus rapide), mais la place qu’a prise la technique est devenue prépondérante, ce qui a eu pour effet de modifier le rapport de forces entre les équipes de pointe et les autres formations.”

“Prenons l’exemple de l’écurie Mercedes, qui domine la discipline depuis trois ans. Elle dispose du budget, des ressources et des infrastructures pour repousser les limites aussi bien en matière de châssis que de motorisation. La victoire est à ce prix, mais du coup, le niveau s’est élevé pour tout le monde. Si vous êtes un team de milieu de grille, vous devez investir beaucoup plus qu’avant simplement pour rester au contact. Il faut donc être plus malin dans ses choix et ses priorités. La technologie est réellement montée en puissance ces dix dernières années. Pour résumer, je dirai que les budgets sont plus élevés, les règlements plus compliqués, les monoplaces plus complexes – avec beaucoup plus de technologie dans et autour de la voiture.”

McLaren

RETOUR À HINWIL

En septembre 2023, James Key prendra les rennes techniques de Sauber (à la place du Franco-Allemand Jan Monchaux), afin de préparer la transformation de l’équipe de milieu de grille à en une écurie constructeur avec Audi. Pas une mince affaire…

On peut se demander pourquoi le patron de Sauber, Andreas Seidl, a recruté un directeur technique écarté par son ancienne écurie (McLaren). Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix apparemment étrange. D’abord parce que le manager allemand apprécie l’ingénieur britannique et les structures classiques (un directeur unique pour diriger les ingénieurs). Ensuite, le nouveau patron de Key est convaincu que les faiblesses de Woking, qu’il a bien connues, étaient dues à ses infrastructures obsolètes plus qu’à son management technique. Ou en tout cas qu’il est difficile de juger des compétences d’un ingénieur si on ne lui fournit pas de bons outils…

À Hinwil, Key aura à sa disposition une soufflerie moderne et des installations mises à jour sous la direction de Frédéric Vasseur et Jan Monchaux. Et n’aura donc plus d’excuses à un poste qui était la seule option depuis son éviction de Woking.

SCIENCE-FICTION

Que l’empire croissant de la technologie soit souligné par un ingénieur n’est sans doute pas anodin. En F1, l’homme conduit la technique qui le commande, au point de devenir une simple pièce du dispositif. Dans le futur championnat Roborace de la Formula E, le pilote sera tout bonnement absent, les voitures étant conduites par des algorithmes. À quand, alors, un championnat de voitures dessinées par des robots ingénieurs ?

L’histoire aurait pu intéresser l’auteur de science-fiction Iain Banks, l’un des écrivains préférés de James Key, qui profite des vols intercontinentaux entre les Grands Prix pour dévorer d’épais romans d’anticipation ou des essais scientifiques : “C’est l’un de mes auteurs favoris, il est décédé il y trois ans malheureusement. Certains de ses bouquins sont fantastiques. Je sais que James Allison les apprécie aussi.” Key y trouve-t-il de quoi nourrir son imagination pour concevoir la STR13-Renault en partant d’une feuille blanche ? Jusqu’à présent, la navigation s’est faite à l’aveugle :

“Vous n’avez pas d’autre point de repère que les objectifs que vous vous êtes assignés. Soit vous vous êtes planté, soit vous avez visé juste. On ne connaîtra pas le verdict avant la qualification à Melbourne. Il faut malgré tout passer par là et tenter de rendre les voitures 2017 compétitives. J’ignore si nous en avons fait assez – je crois qu’aucune équipe ne le sait –, mais c’est excitant de se lancer sur le chemin qu’on pense être le bon, de travailler seul dans son coin et de faire un paquet de découvertes en cours de route.”

Pour citer T. S. Eliot dont s’est inspiré Banks, le capitaine technique de Sauber “tient la barre et regarde droit au vent” en attendant l’accostage dans la baie de Melbourne.

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