Depuis trois saisons, le moteur Mercedes F1 a remporté 51 victoires, signé 57 pole positions et accumulé plus de 3600 points. Parfaitement intégré aux Flèches d’argent, il a contribué à la conquête de trois titres de Champion du monde chez les pilotes et de trois couronnes chez les constructeurs. F1i a rencontré son créateur, Andy Cowell, pour évoquer avec lui les raisons d’une telle suprématie.

L’INTÉGRATION, UNE LONGUE HISTOIRE

Après avoir introduit le V6 hybride en 2014, le règlement technique donnera cette année la primauté à l’aérodynamique, en transfigurant les monoplaces. Pour autant, le moteur ne sera pas réduit au rang d’accessoire. Bien au contraire : il faudra encore plus de puissance pour propulser des bolides générant 20 % de charge aérodynamique supplémentaire et davantage de traînée avec leurs pneus larges.

Pour gagner en 2017, une écurie devra donc toujours avoir un bon moteur et un bon châssis. Ou plus exactement : un bon moteur intégré à un bon châssis. De cette intégration, Andy Cowell, le directeur du département High Performance Powertrains chez Mercedes, est convaincu depuis toujours. En 1998, alors ingénieur principal chez Cosworth, c’est lui qui a dessiné la culasse et la distribution du fameux moteur CK, installé dans la Stewart puis dans la Jaguar.

“La culasse du Cosworth CK est un très bon exemple [d’intégration], explique Cowell à F1i. Redessiner la culasse présentait un intérêt pour le moteur mais aussi pour la monoplace. Je crois vraiment que les responsables du moteur et du châssis doivent travailler main dans la main. Tout est parti d’une discussion : ‘Examinons la répartition des charges que requiert le châssis, analysons ce que le châssis impose à structure du moteur et évaluons ce que la distribution dicte à la structure de la culasse.’ Nous avons dessiné ça à Noël, dans l’une des chambres d’amis de la maison, entre les visites de la famille, les films et les repas !”

“On commence toujours par des croquis sur un bout de papier, on réfléchit, puis on va dans le détail. Cela s’est passé de la même manière pour le V6 hybride. L’architecture des F1 n’avait pas changé depuis longtemps, les exigences en matière de châssis étaient connues. On était informés des charges subies, on connaissait les zones sur lesquelles les aérodynamiciens ne voulaient pas nous voir empiéter, et on savait qu’il fallait viser l’efficacité énergétique tout en produisant un bloc compact, léger et peu exigeant en matière de refroidissement. L’idée du turbocompresseur séparé est venue au terme d’une réflexion où l’équipe a passé en revue toutes les options possibles. Le chemin que nous avons décidé d’emprunter était le meilleur en termes de performances, mais le plus difficile à suivre.

RELEVER LE DÉFI

Sur le V6 Mercedes, le compresseur est installé à l’avant du bloc et la turbine à l’arrière, alors que les deux pièces sont d’habitude accolées l’une à l’autre. Cette disposition séparée, qui nécessite un arbre très long, a constitué un véritable casse-tête pour les motoristes de Brixworth :

“Concernant le dessin du groupe propulseur, le règlement interdit de dépasser certains plans, qui forment dès lors les supports du moteur. Il définit aussi un volume à l’avant du bloc pour le réservoir d’huile. De notre côté, nous voulions placer le piston n° 1 le plus en avant possible et installer le compresseur sur la face avant du bloc, bien que cet espace soit dévolu au réservoir d’huile. Du coup, nous avons choisi de situer le compresseur… juste au milieu du réservoir. Évidemment, cela a compliqué le travail de l’ingénieur en charge du réservoir, celui de son collègue responsable du compresseur et celui du concepteur de la culasse.”

“Nous avons eu de nombreuses réunions, où nous nous sommes demandé : ‘Où allons-nous gagner quelques dixièmes de millimètre ? Comment allons-nous disposer tous les éléments? La turbine doit être nichée là, sans gêner l’embrayage et la boîte de vitesses.’ Bref, des problèmes de dimensions et d’espace, des défis immobiliers en quelque sorte. Notre mot d’ordre était qu’il ne fallait pas interférer dans le travail des aérodynamiciens mais trouver un moyen d’intégrer au mieux le V6 hybride dans une architecture existante. C’est là qu’enfouir le turbocompresseur et miniaturiser l’ERS nous a beaucoup aidés.”

LA RECETTE ? FAIRE L’AMALGAME

Équipés d’une batterie et de systèmes de récupération d’énergie exigeant un refroidissement considérable, les “power units” doivent être dessinés de concert avec le châssis, quitte à faire des compromis : “Quand tous les ingénieurs s’assoient autour d’une table, il importe de trouver un équilibre entre les différents paramètres qui rendent une voiture de course rapide. Si le chronomètre vous dit qu’une pièce doit être dimensionnée à la moitié de sa taille optimale, vous devez le faire.” Cette sensibilité à la performance globale de la voiture – et non pas au seul moteur –, Cowell la tient sans doute de sa propre expérience de pilote amateur en course de côte, initiée par son père :

“Mon père pilotait quand il était étudiant, se souvient le diplômé en génie mécanique à l’université de Lancaster. Ensuite, lorsque j’ai eu trois ans et ma sœur cinq, il a repris la compétition en construisant lui-même ses propres bolides dans le garage. On mettait la voiture sur la remorque et on partait courir chaque week-end avec les amis et la famille, oncles compris. À 17 ans, une fois ma licence de course en poche, j’ai partagé avec mon père la même voiture, en course de côte. Mes études se sont inscrites dans cette trajectoire… Le jour où j’ai battu mon paternel (nous pilotions la même machine, seul le numéro était différent), ça a été un grand moment pour moi… et un moins bon pour lui ! J’ai été entouré de voitures de course dès mon plus jeune âge – et voilà le résultat ! [Rires]”

Après douze ans passés chez Cosworth  (interrompus par un intermède chez BMW), Cowell a rejoint en 2004 ce qui s’appelait alors Mercedes-Ilmor pour se consacrer aux V10 et V8 qui propulsaient les McLaren. C’est quatre ans plus tard qu’a débuté la collaboration entre Brixworth et Brackley, distants d’une quarantaine de kilomètres, lorsque Mercedes a accepté de motoriser ce qui allait devenir Brawn Grand Prix, puis l’écurie d’usine la saison suivante.

De plus en plus étroite au fil du temps, la coopération entre les deux sites stimule des discussions ouvertes entre les ingénieurs, durant lesquelles tout est mis à plat, sans peur de dévoiler des secrets industriels. Symbole de cette alliance (dont Renault a décidé de s’inspirer en rachetant Enstone), le turbocompresseur disjoint est une solution qui satisfait à la fois aux besoins du moteur et aux exigences du châssis :

“Les principaux avantages tiennent au packaging. Le turbocompresseur est enfoui dans le moteur à combustion. Toutes les pièces sont positionnées exactement là où le moteur exige qu’elles soient placées et exactement là où le châssis impose qu’elles soient situées. Il y a par ailleurs des bénéfices en ce qui concerne l’écoulement du flux d’air vers le compresseur et l’évacuation des gaz, du côté chaud du moteur.”

AVANTAGES CUMULÉS

En simplifiant, cette architecture originale – qui aurait été examinée à la suite d’une question posée par les designers châssis de Brackley – présente trois avantages. Le premier est une meilleure gestion du refroidissement, puisque le compresseur en aluminium et les conduits sont montés à l’avant du V6, loin des 1000 °C de la turbine et des pots d’échappements brûlants. Situé dans une zone moins chaude que sur une configuration classique, le compresseur des blocs PU106 peut se satisfaire d’un intercooler plus petit (l’air compressé ayant moins besoin d’être refroidi).

Deuxième atout : les conduits qui relient le compresseur à l’intercooler sont nettement plus courts que sur une architecture conventionnelle, ce qui permet de réduire le “temps de réponse” du turbo. Or, abaisser ce décalage permet de réduire la proportion d’énergie récupérée par l’ERS que le MGU-H doit consacrer à la relance de la turbine quand la pédale d’accélérateur n’est pas enfoncée. Capable de remplir ses batteries plus vite que ses rivaux, le groupe propulseur Mercedes peut dépenser le maximum d’énergie électrique autorisée par le règlement à chaque tour (et consommer moins de carburant).

Troisième avantage : cette disposition a permis de mettre au point un intercooler unique, logé dans la monocoque elle-même, grosso modo entre le moteur et le pilote. Une telle localisation dégage l’intérieur des pontons et réduit d’autant le blocage du flux d’air.

“Par ailleurs, ajoute Cowell, si vous pouvez construire l’ensemble de votre moteur à l’usine, vous avez plus de chances de réaliser un travail de qualité. Si vous envoyez les pièces au circuit et que vous montez le moteur sur place, la qualité ne sera pas comparable, puisque l’environnement y est un garage et non pas une salle à la propreté clinique comme à l’usine. C’est un des bénéfices du fait que le turbocompresseur est une partie intégrante du moteur, et non pas une pièce rapportée, comme c’est souvent le cas. Il est optimisé pour la course.”

SAVOIR-FAIRE MAISON

Autre facteur dans le succès du V6 Mercedes : l’efficacité de son ERS, qui s’explique par la longue expertise des ingénieurs de Brixworth en matière de récupération d’énergie. Ce n’est pas un hasard du calendrier si Cowell a pris la direction de tous les projets développés à l’usine – y compris le système de récupération de l’énergie cinétique – en 2006, quand la FIA a décidé d’introduire le KERS trois ans plus tard.

Contrairement à la plupart de ses concurrents, qui ont sous-traité le développement du KERS à leurs fournisseurs (Magnetti Marelli pour Ferrari et Renault), Mercedes a dès le départ élaboré son propre système, en créant un département spécifique, encore aujourd’hui dirigé par John Stamford. “La décision de concevoir le KERS en interne nous a beaucoup aidés”, souligne notre interlocuteur, même s’il a fallu partir d’une feuille blanche.

Un premier modèle a été mis au point pour la campagne 2009, avant qu’un second, plus intégré, soit perfectionné entre 2011 et 2013, en collaboration avec les ingénieurs de Brackley et de McLaren, dont la monoplace était à l’époque motorisée par Mercedes. Une expertise précieuse au moment de mettre au point l’ERS pour les débuts de l’ère hybride, en 2014. Trois ans plus tard, Renault a décidé de rapatrier la conception de l’ERS à Viry et de faire appel à la matière grise du groupe (en l’occurrence Infinity) pour développer le système en interne.

“RIEN NE SERT DE COURIR ; IL FAUT PARTIR À POINT”

La réussite de Mercedes tient aussi au fait que le projet de V6 hybride a été lancé très tôt. Dès que le règlement moteur a été connu, en juin 2011, Cowell et ses hommes se sont lancés dans la fabrication d’un moteur de laboratoire, qui a été prêt six mois plus tard, juste avant Noël. Si le turbocompresseur était encore placé à l’arrière et l’ensemble beaucoup trop volumineux (environ 260 kg !), l’intérieur du moteur – culasse, carter, chambre de combustion – a permis de tester pendant deux années toutes sortes de solutions, d’en évaluer le potentiel et de discuter sur des bases chiffrées avec les collègues du châssis.

“Bien planifier est essentiel. Entre la publication du nouveau règlement et la première course, nous avons situé sur un diagramme de Gantt les principaux jalons du projet : Noël y apparaissait plusieurs fois (de telles échéances ne s’oublient pas !), les séances de test en piste aussi, etc. Ensuite, nous nous sommes demandé combien d’itérations on pouvait réaliser avec un V6 complet sur cette durée. C’est l’harmonie entre vos expériences et vos simulations qui permet d’effectuer rapidement des itérations [des cycles complets explorant de nouveaux concepts]. Une fois que la simulation est corrélée avec l’expérimentation, il s’agit d’effectuer autant d’itérations que possible avant le premier Grand Prix, avant de vous engager sur un dessin définitif. On entend souvent les aérodynamiciens dire : ‘Nous allons laisser la maquette en soufflerie le plus longtemps possible et envoyer les plans à l’atelier le plus tard possible, parce que cela peut nous procurer un réel avantage.’ C’est exactement le même raisonnement pour la thermodynamique d’un moteur.”

La fidélité du modèle est particulièrement importante dans le développement d’un moteur suralimenté, qui a tendance à créer du cliquetis en raison de charges thermiques plus fortes que sur un bloc atmosphérique, a fortiori en mélange pauvre. Les tests effectués sur le moteur laboratoire ont permis aux ingénieurs chargés de la combustion interne (dirigés par Nigel McKinley) d’affiner leurs simulations. Pour pouvoir tester plusieurs solutions au banc, il n’a pas fallu seulement générer de nouvelles idées mais aussi raccourcir les cycles de design-production-validation :

“La liste des concepts à explorer est toujours plus longue que le temps disponible. Comme responsable d’équipe, vous encouragez toujours vos collègues à aller plus vite que ce qu’ils pensent être capables de faire. Pour reprendre l’exemple de la culasse du moteur CK, nous savions que multiplier les dessins et les itérations améliorerait nos performances, car la combustion est un paramètre crucial. Nous avons calculé combien de temps prenait la fabrication d’une culasse, depuis le concept jusqu’à l’installation dans le moteur, en passant par le design, la simulation, le coulage, l’usinage, le montage. Nous voulions réduire ce temps de moitié, qui était alors de quatre semaines. Aujourd’hui, nous sommes capables de produire une culasse en une centaine d’heures, soit quatre jours, en optimisant les étapes réellement utiles. Pour autant, nous n’avons pas simplifié le dessin, parce que, ça, tout le monde peut le faire. Il faut vraiment se creuser la tête pour raccourcir le temps de production des pièces sophistiquées. Dans les sports mécaniques, il n’y a qu’un graphique qui compte : celui qui mesure la progression de la performance par rapport au nombre de jours.”

TÉNACITÉ…

Thomas Edison disait que “le génie est fait d’un pour cent d’inspiration et de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration”. Cowell, qui répète qu’il n’y a pas de magie en sport auto, partage cette vision lorsqu’il salue le talent et la persévérance de ses collègues :

“C’est gratifiant de travailler avec des ingénieurs aussi doués qu’impliqués. Il y a chez eux une dimension très pragmatique mais aussi un côté ‘conte de fées’. Ils peuvent avoir des idées folles et se dire : ‘Si on pouvait créer une machine capable de faire ça, la thermodynamique du moteur serait incroyable. Peut-on explorer cette piste ?’ Et nous l’explorons, sans baisser les bras. Il n’y a pas une seule bonne invention qui ait fonctionné à la première tentative. Il faut de la persévérance, de la ténacité, et un supplément de créativité pour faire fonctionner une idée. Et sans perdre de vue l’objectif de performance.”

… ET CRÉATIVITÉ CONTRÔLÉE

Pour autant, la créativité des ingénieurs doit être coordonnée, un motoriste n’étant pas un centre de recherches. Avec une main de fer mais dans un gant de velours, Cowell organise le travail de centaines d’ingénieurs autour d’un but commun, dans une mécanique de précision où chacun doit tenir son rôle :

“Ce n’est pas un one-man-show, mais bien un travail d’équipe. Il s’agit de fixer un objectif, d’expliquer où vous voulez aller en incluant tout le monde dans ce voyage. Sauf que les ingénieurs peuvent être des gens indisciplinés. Imaginez que vous ayez vingt ingénieurs qui travaillent pour vous : eh bien, chacun d’entre eux voudra tout faire. Face à leur tendance naturelle, qui est de vouloir être impliqué dans tous les projets, quelqu’un doit leur dire : ‘Le moteur est un puzzle. Il y a vingt pièces et vous êtes vingt : pour quelle pièce penses-tu être le meilleur ?’ Chacun doit être conscient de l’apport de son collègue à l’ensemble du puzzle, mais sans plus. C’est de cette façon, à mon avis, que l’on obtient une bonne productivité de la part de gens créatifs.”

Moteur des 450 employés de Brixworth, Andy Cowell a hissé l’écurie Mercedes au sommet, avec ses éminents collègues du châssis (Geoff Willis, Aldo Costa, et jadis Bob Bell, Ross Brawn, Paddy Lowe). La prochaine cime, 2017, est en vue, et cette course de côte sera marquée par “des charges structurelles en hausse, des périodes de pleine charge plus longues et une ambition sans fin de développer toujours plus de puissance.” Voilà la concurrence prévenue. Fidèle à son habitude, Andy Cowell est prêt à soulever des montagnes.

Retrouvez les portraits de James Key, Paddy Lowe, Andrew Green et Pat Symonds.

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